Francais · Memoir

Sauvetages par Vengeance

This is a short memoir. In the original English version published with Tangled Locks Journal, I wrote that I was six years old when I became a victim of incest. In fact, I was not yet four.

Ceci est un court mémoire. Dans la version anglaise originale publiée chez Tangled Locks Journal, j’écrivais que j’avais six ans lorsque je fus victime d’inceste. En fait, je n’avais pas encore quatre ans.

L’inceste a une odeur particulière. La mienne, c’est celle d’un lapin écrasé. A l’âge de vingt ans, je pensais pouvoir oublier cette odeur si je déménageais en Amérique, mais non. Trente ans après mon exile, je revivais toujours la veille de mon quatrième anniversaire sur une petite route de montagne auvergnate qui se trouvait pourtant à des milliers de kilomètres des routes américaines et de la langue anglaise et de tous mes rêves de pouvoir enfin, une fois en Amérique, me libérer de ce traumatisme.

Sur les routes d’Amérique, je conduisais lentement, même lorsque les voitures klaxonnaient derrière moi. J’étais convaincue ne plus pouvoir vivre si, par malheur, j’écrasais un animal sauvage. Le bruit sourd des os écrasés sous les roues, la brutalité de cette douleur, l’odeur du sang mêlé de chair si je sortais pour voir si l’animal était encore vivant – parce que je le ferais, je m’arrêterais au cas où – me tueraient sûrement moi aussi, à petit feu.

Et pourtant, je ne voulais plus mourir à petit feu. À quelques mois de mon vingt-et-unième anniversaire, j’étais déjà à mi-chemin entre étudiante étrangère et immigrante, c’est-à-dire quelqu’un qui avait désormais une chance tangible de pouvoir s’inventer une nouvelle vie. Pendant vingt ans, j’avais réussi à ne pas mourir en France, et il fallait que je continue à réussir à ne pas mourir en Amérique. Pour cela, je devais vivre jusqu’au moment où je pourrais vivre sans revivre le destin qui, depuis la veille de mon quatrième anniversaire, m’avait liée au lapin sauvage mort de mort brutale cette nuit-là sur la route de montagne entre La Bourboule et La Tour d’Auvergne.

La veille de mon quatrième anniversaire, lorsque ce lapin avait traversé l’étroite route de montagne goudronnée entre La Bourboule et La Tour d’Auvergne, il n’avait d’autre endroit où se cacher que dans la décence de mon père, mais…

Les phares de sa nouvelle Citroën DS scindaient en son milieu une pinède épaisse et sombre. J’étais debout entre les sièges avant et la banquette arrière, et j’arquais mon cou vers l’avant pour mieux voir la vie sous des angles jamais vus auparavant.

Je vis le lapin au milieu de la route, paralysé dans le faisceau des phares.

J’ai crié pour alerter mon père, pour qu’il s’arrête.

Mais il a accéléré pour écraser le lapin, de façon délibérée.

Le bruit du meurtre résonna jusque dans mes propres os. Mes os, qui ne se tenaient plus droits dans la DS a la suspension si souple, furent également brisés.

“Pour ton déjeuner d’anniversaire,” dit mon père en reculant un peu la voiture, “un bon ragoût de lapin.”

Il descendit de la voiture et jeta le petit être ravagé dans le coffre. Son corps fit un bruit sourd à l’atterrissage. Et puis il y eu le bruit sec et violent du coffre que mon père referma.

La fiancée de mon père, assise devant à la droite de mon père, essuya le coin de mes lèvres avec son mouchoir en lin carré brodé main. Elle n’eut pas le temps de prévenir son futur mari, qui se rassit dans la mare de mon vomi.

« Pourquoi t’as fait ça ? » demanda-t-elle.

“C’est la petite,” répondit mon père, sèchement, “elle est trop sensible !”

Sa future femme lui rappela qu’il y avait une couverture de pique-nique dans le coffre. Il ressortit pour le récupérer. La couverture de laine, replète du sang du petit animal, ramassa la majeure partie de mon vomi.

“Ta future maman est un bijou de petite femme”, déclara mon père. “Ce mouchoir brodé main dont elle s’est servie pour te nettoyer la bouche était un cadeau de fiançailles. A cause de toi, elle va devoir le jeter, mais elle ne se plaint pas.”

Je savais que je devais dire oui, oui que j’avais de la chance de l’avoir pour ma nouvelle maman, bientôt. J’étais incapable de dire un mot, mais j’ai quand même hoché la tête pour bien montrer ma soumission dans la faible lumière de la cabine de la DS.

“Voilà, c’est bien”, me dit-il, serrant mes joues et mon menton dans l’étau de ses mains.

Ses mains, couvertes de sang, de chair et de fourrure, puaient l’inceste.

Ma mère n’a pas reconnu l’odeur quand elle m’a récupérée quelques jours après mon anniversaire, mais elle a hurlé en se tenant la bouche comme si j’étais devenue le fantôme qui vivait dans la maison derrière la ferme de ses parents. “Que s’est-il passé ?” demanda-t-elle. “Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?”

Je ne pouvais pas lui dire ce que mon père avait fait pendant la sieste quelques heures avant la mort brutale. Je ne pouvais pas parler du tout. Mon œil gauche ne pouvait plus regarder personne dans les yeux. Quelques semaines plus tard, l’ophtalmologue me demanda si j’avais souffert d’un quelconque traumatisme qui aurait pu causer mon estropie. Ses mots ne me disaient rien. Les enfants, ça ne comprend pas, et ma mère ne savait pas puisque, par décret du tribunal, j’étais obligée de passer la moitié des vacances scolaires avec lui et sans elle. J’ai regardé par terre.

Le chirurgien força mon œil gauche à regarder aussi droit que possible. La perte de vision inexpliquée dans cet œil fut aussi quelque peu arrêtée par des verres correcteurs.

L’odeur de sang mêlée de chair et de poils qui me rappelait de garder l’inceste secret m’a accompagnée à l’autre bout du monde. C’était cette odeur qui me faisait conduire lentement, même lorsque les voitures klaxonnaient derrière moi.

Je scrutais les bords des routes américaines à la recherche de signes de brutalité. Je les ai trouvés. C’est ainsi que j’ai commencé à sauver des petits êtres qui n’avaient aucune chance. Je me suis arrêtée pour des oisillons, des oiseaux écrasés par des voitures mais toujours vivants quand je les trouvais, des chatons orphelins, des chats incendiés, des chiens désespérés, des cerfs coincés dans des clôtures, des vaches et des ânes oubliés, et tant d’autres.

Ils étaient moi, aussi.

Parfois, je pouvais nous sauver. Parfois je ne pouvais pas. Parfois, il y avait des gens qui nous aidaient, mais parfois nous étions seuls.

Trois décennies de sauvetages occasionnels mais persistants se sont accumulés en une montagne de savoir-faire. Ces sauvetages de petits êtres sans défenses sont devenus ma grâce salvatrice.

L’heure sonna, enfin. Je pris l’enfant de quatre ans que j’étais sous mon aile d’adulte. Ensemble, on acheta un billet d’avion pour notre anniversaire, direction le

père.

On le coinça derrière le bloc de boucher de sa cuisine en lui disant qu’on se souvenait clairement de tout. Il a nié tout acte répréhensible.

Mais tous nos actes de sauvetage nous avaient appris que la plupart des agresseurs nieront leurs méfaits jusqu’à la mort. On traita le père de lâche en lui crachant à la figure. Il nous traita de folles, mais on avait l’habitude de ce genre de réaction de la part de ceux qui font du mal aux animaux. Nous avions appris à tenir bon. Il ne pouvait plus nous faire de mal. Il ne pouvait pas non plus nous dissuader de continuer à sauver ceux qui étaient laissés pour morts, y compris nous-mêmes.

Maintenant, on nourrit et on abreuve des lapins sauvages et leurs bébés. On les regarde boire et manger depuis la fenêtre de notre chambre, et on s’exprime véritablement, avec une détermination d’acier, et en gardant les yeux grands ouverts.

Published in English in Tangled Locks Journal on September 20, 2021

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