Cher père,
Tu méprises ta propre fille, et ça me désole. Je te souhaite quand même santé et bonheur et un anniversaire merveilleux dans ton Jardin du Mépris pour moi ! Tu as énormément travaillé pour en faire un espace luxuriant, alors tu mérites de pouvoir d’en profiter !
Au fait, ta propriétaire m’a appelée hier alors que je faisais la queue pour acheter un timbre international pour poster ta carte de quatre-vingt-cinquième anniversaire. Son coup de fil m’a surprise car tu m’avais laissé croire que c’était toi qui détenais le titre de propriété. Mais elle m’a expliqué que les parcelles dans le Jardin du Mépris pour ses propres enfants ne peuvent que se louer à vie, pas s’acheter. Elle m’a également dit que tu avais contracté énormément de dettes sur ce terrain. C’est une somme énorme que je ne peux régler pour toi. Elle m’a assuré qu’après ta mort personne ne viendrait frapper à ma porte. Ça m’a soulagée car je ne suis pas responsable de cette dette que tu as contractée avec un terrain qui ne t’appartenait pas en contrepartie. Et puis elle a voulu savoir si je désirais t’acheter un cadeau d’adieu. Je ne savais pas, et je lui ai dit que, de toute façon, tu n’avais jamais apprécié ce que j’avais à offrir, mais elle a coupé court à notre conversation. Elle était sur le point de rencontrer la nouvelle équipe de direction (elle vient de vendre son entreprise), mais avant de raccrocher, elle m’a fait promettre de me rendre jusqu’à l’entrée la plus proche du Jardin du Mépris et de demander à parler au Cerbère qui patrouille le périmètre de la parcelle que tu laboures depuis ma naissance. Elle m’a dit que ce n’était qu’à quelques minutes en voiture de chez moi.
Là, j’ai commencé à douter. Je me suis dit que la propriétaire était sûrement quelqu’un qui me faisait une farce. Pourtant, en un clin d’œil et sans que je me souvienne des routes que j’avais empruntées, j’étais face au portail d’entrée. Il y avait une énorme pancarte qui disait « Jardin du Mépris – Nouveaux Gérants ! » Je me suis rapprochée du portail en fer forgé et j’ai lu ce que disaient tous les petits signes. « Pas d’entrée ni de sortie sans paiement comptant. Remboursement obligatoire du montant total de vos dettes. Toute personne surprise en train de sauter la clôture sera électrocutée. »
Des milliers de parents allaient et venaient de façon frénétique. Ils parlaient l’américain et beaucoup d’autres langues, tout comme les gens ici à Los Angeles, mais ils avaient tous l’air affligé. Il y avait aussi des taupinières un peu partout. Certains parents, à bout de souffle, sortaient la tête et hurlaient car le reste de leur corps était coincé dans les tunnels souterrains dont ils ne pouvaient plus s’extirper. J’ai pensé que, puisque tu avais toujours craint de prendre l’avion, tu avais peut-être toi aussi creusé des milliers de kilomètres sous l’océan Atlantique et le continent nord-américain pour te rapprocher de moi. Subitement terrorisée de faire un faux pas et de glisser en territoire hostile ou dans tes terrains de chasse français, je n’osai plus bouger.
La concierge du Jardin du Mépris, qui ressemblait à ma mère, m’appela par mon prénom et commença à me parler en français, ce qui me ramena à la réalité. Je lui répétai, en anglais, ce que ta propriétaire m’avait dit. La concierge me demanda alors de la suivre dans son bureau, qui était minuscule mais fraîchement enduit à la chaux et qui ressemblait étrangement à l’appartement dans lequel j’avais grandi avec ma mère (cette garce). J’ai commencé à expliquer que tu essaierais de convaincre les nouveaux dirigeants d’annuler ta dette (ma mère était méprisable, moi aussi, ta nouvelle femme pourrait en témoigner, et tu avais bien payé la pension alimentaire établie par le tribunal), mais le Cerbère arriva avant que je puisse m’attarder sur tes compétences incomparables en matière de manipulation et sur tes antécédents d’évasion fiscale et de fausses déclarations de revenus.
« Alors, tu veux acheter un cadeau d’adieu à ton père ? » demanda le chien à trois têtes. Il me regardait à travers la fenêtre du bureau. J’ai compris qu’il devait rester dehors sinon son envergure aurait fendu les poutres du toit. Je suis donc sortie le voir. Il m’a expliqué que je pouvais acheter un gâteau d’anniversaire de fin de vie d’une valeur de 20 €. Un billet de 20 $ ferait l’affaire puisque les euros et les dollars étaient maintenant presque à parité. Il m’a rappelé que, 20 €, c’était le montant, converti d’anciens francs en euros et ajusté sur l’inflation, que tu avais versé en pension alimentaire chaque mois jusqu’à mon dix-huitième anniversaire alors que toi et ta nouvelle femme viviez dans une maison d’architecte neuve et imposante pour bien refléter ton statut social.
J’ai acheté un gâteau d’adieu et j’ai choisi une décoration de crème fouettée biologique. Le Cerbère vous accueillera en personne la prochaine fois que vous viendrez, ce qui devrait être bientôt. Quant à ta femme, qui pousse maintenant ton fauteuil roulant dans les allées du Jardin du Mépris, ne t’inquiète pas pour elle. Le Cerbère m’a assurée que le gâteau serait assez gros pour deux personnes.
Published in English by Literally Stories on April 28.